Mes muscles se crispent sous l’effort. Je manque de souffle. Je te?tanise, pendu par une main au-dessus du vide. Sans aucune prise pour continuer l’ascension, je me rabats contre la falaise et trouve en ha?te le refuge d’une maigre fissure. Je respire. Un e?clair de?chire la nuit, me livrant la beaute? d’un spectacle saisissant. L’i?le se dresse devant moi, re?ve?lant toute la majeste? de notre cite?. Elle flotte, nimbe?e d’embruns, sous les fracas e?ternels des chutes d’Almen. En bas, au pied des a?-pics, les eaux noires du lac m’attirent par les effets d’un vertige.
Le piton d’Almenarc’h s’illumine de nouveau, offrant comme en plein jour la vue de ses habitations mille?naires. Elles s’agrippent aux parois, profitant du moindre replat pour s’e?lancer vers le sommet. Vers le palais. Vers la tour du Castel qui, du haut de ses huit cents pas, de?fie sous mes yeux le courroux des cieux. Une charge de senteurs me?talliques me met en bouche le gou?t du sang. De quoi me vicier l’humeur.
— Me refuser l’acce?s du castel ? A? moi ? Le Grand Gardien ? L’homme en charge de la de?fense de cette cite? ? Mais, foi de Roch ! Grise? par ce sursaut de rage, j’arrache a? mes bras l’effort de couvrir les dernie?res toises. Je dois savoir. Surplomber ces lieux interdits. Dominer du chef les hautes terrasses de cette tour. Je jette un pied dans le creux d’une faille, et reporte tout mon poids sur cette ultime prise. Mon regard se perd aussito?t dans les ramures du Premier, l’Imputrai? sacre?.
Le monde bascule. La terrasse, sous les de?charges de la foudre, me re?ve?le le de?sert de ses dalles.
— Non !
Les fulminations de?cuplent mes forces. J’enfonce un piton de fer, d’un geste brutal, et assure ma descente. Elle est rapide. Trop rapide. La corde fait fumer mes e?pais gants de cuir. Mais depuis combien de temps je me balance, pantin imbe?cile, au bout des fils de ce pouvoir occulte ?
Je touche violemment le sol et rappelle la corde.
— Alors ? Votre fils ?
Fagar. Gardien de Port-Marin. Mon second, l’homme en qui j’ai le plus confiance. J’explose d’un coup de poing contre la roche. — Personne, Fagar ! Erkan n’est pas la?-haut !
— Roch, contenez-vous, mon ami. Sans doute se retire-t-il durant la nuit ?
— Jour et nuit, Fagar ! Il devait avoir le cul visse? a? cette terrasse pour finir je ne sais quelle formation ! Le roi lui-me?me me l’a assure? ! Tu m’entends ? Alkar en personne ! Cet incapable !
— Vous de?bordez, mon ami.
— Je de?borde ? Il m’interdit des portes ? Dans ma cite? ? Et maintenant il me vole mon fils ? Eh bien crois-moi, Fagar, ces portes je vais te les faire voler en e?clats !
Le ciel m’approuve de son premier coup de tonnerre. Je jette se?chement ma cape sur mes e?paules et attrape mon compagnon d’armes par un bras.
– Suis-moi ! Au palais !
Je l’entrai?ne sur les passerelles de corde, vers les galeries excave?es du quartier d’Arc’h. La lumie?re blanche des e?clairs nous aveugle, pe?ne?trant les boyaux jusque dans leurs recoins les plus sombres. Des chai?nes raclent ci et la? les dalles du sol, chahute?es par les coups de vent. Elles se balancent avec nonchalance, tandis qu’elles retiennent, plus haut, des poutres d’Imputrai? lourdement ferre?es. Les battoirs du bastion d’Arc’h se tiennent pre?ts a? assommer quiconque voudrait en violer les portes. Voila? des sie?cles que personne ne les a de?croche?s. Qui peut encore imaginer une arme?e se lanc?ant a? l’assaut d’Almenarc’h par cet acce?s effile? et ce pont suspendu ?
— Messire Roch, Grand Gardien, un messager est la? pour vous. Un garde nous attend, une lampe tempe?te a? la main.
— En pleine nuit ? Il ne pouvait pas attendre le petit matin ?
— Il est e?puise?, Messire, et refuse de quitter le porche sans vous avoir vu. Si vous voulez bien me suivre.
Fagar se contente de hausser les e?paules en re?ponse a? mon coup d’?il interrogateur. Les gardes e?clairent un homme affale? au pied d’un contrefort. Il porte l’habit des coursiers du roi.
— Eh ! Toi ! Bouge ! Le Messire est la? !
L’homme se tourne vers moi en ge?missant et me tend un pli cachete?. Je reconnais le sceau et l’e?criture cursive de Gurtel, le Gardien des Hautes-Mers. J’arrache la missive de ses mains et brise le cachet de cire. Quelques lignes ha?tives m’annoncent l’approche d’une flotte importante, battant pavillon noir et razziant sans distinction tout bateau croise? au large de Port-Marin. Almenarc’h est menace?e.
— Messager, de quand date cette missive ?
L’homme prend sur lui de me re?pondre, malgre? son e?tat.
— Messire... Sir Gurtel me l’a remise... il y a quatre jours.
Je suis venu a? vous... aussi vite que me l’ont permis les vents de l’oce?an Lybe?rian...
— Gardes, allumez sur-le-champ les brasiers d’alerte.
— Feux rouges, Messire ?
— Feux blancs. Un coup de gong. Que la Garde d’Airain se tienne en vigilance.
— Bien, Messire.
— Roch, que se passe-t-il ?
— Fagar, Gurtel nous annonce l’approche d’e?cumeurs. Rejoins ton secteur et fais tirer les chai?nes de Port-Marin. La rade doit e?tre ferme?e.
— Mais d’ou? sortent-ils ? De Rajaya ?
— Mon ami, peu m’importe de savoir d’ou? sortent ces chiens ! Que leur menace soit se?rieuse, car je ne suis pas d’humeur a? plaisanter, cette nuit !
Fagar claque des talons et s’e?lance sur le pont. Je le vois s’e?loigner, sous les e?clairs et les redoublements du tonnerre. Les haubans d’Acian hurlent, secoue?s depuis les hauteurs par les violences d’une tempe?te naissante.
La pluie s’abat, soudaine et froide. Elle me griffe le visage de ses rideaux de grenaille.
— Messire Roch ! Messire ! Un vieillard vous re?clame a? la porte ouest !
— Mais vous avez tous de?cide? de pourrir ma nuit ? Qui est-il ?
— Messire... L’homme est blesse?. Il vient de la passe des Plateaux, mais personne ne comprend ses de?lires.
— Et, bien su?r, ma charge supre?me me permettra de mieux les entendre ! E?cartez-vous !
Le garde me laisse bien vite le passage, de?stabilise? par mon emportement. La pluie redouble tandis que je traverse Arc’h vers son autre porte. Qu’ils demandent au roi, tous, ce qui me vaut ces e?carts d’humeur.
— Messire, est-ce bien vous ?
Je de?passe le factionnaire et les portes fortifie?es sans re?pondre. Des silhouettes se massent dans la pe?nombre, battues par des trombes d’eau.
— Ne me dites pas que vous l’avez laisse? sous la pluie ?
— Messire, pardonnez-nous, mais il n’est pas transportable. C’est de?ja? une gra?ce du ciel qu’il nous soit parvenu ici en vie.
Un garde pose sa gourde sur les le?vres du blesse?.
— Ne le faites pas boire. Poussez-vous.
Je m’agenouille aupre?s du vieillard, reportant le poids de son torse souffrant contre mes cuisses. Ses bronches ronflent, envahies par le sang. L’homme balance la te?te en tous sens, e?tourdi par la douleur, m’obligeant a? l’immobiliser par la force. Un garde approche sa lampe.
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— Non !
Ces vieux traits creuse?s et ruisselants ! Maleek ! Le vieux Maleek ! L’ami de mon pe?re !
— Maleek ! Regarde-moi ! C’est moi, Roch ! Maleek ! Qu’est-il arrive? ?
Pris d’une quinte de toux, il laisse e?chapper un filet noira?tre de bien mauvais augure.
— Maleek, parle-moi !
L’homme serre ce qui lui reste de dents et, dans un effort sans nom, expire ses derniers mots.
— Roch... pe... petit... le... p... le plateau... Roch... L’Aaltus ! Des milliers d’hommes... a... avancent vers la cite?... Je... j...
— Maleek ? Maleek !
Il se rela?che brusquement. Pour lui, le temps n’est plus.
J’apaise ses traits du plat de la main, et me penche sur les causes de sa mort.
— Garde, ta lampe.
La lueur de la torche re?ve?le une pointe d’acier, dans le creux de ses reins. Une fle?che de bien mauvaise facture. Maleek, mon vieil ami, ou? as-tu encore trai?ne? ta carcasse ?
— Portez-le a? la chapelle d’Arc’h. Je vais rendre visite a? sa femme, elle saura me dire d’ou? il venait. Et faites donner un deuxie?me coup de gong.
— A? vos ordres, Messire.
L’e?tat de vigilance vient de monter d’un cran. La Garde d’Airain va de?sormais occuper les lieux.
— Et refermez les portes derrie?re moi !
Je quitte la galerie pour descendre sur les coursives secondaires, a? flanc d’abrupts. La vieille Inna n’habite qu’a? quelques rampes. Je m’agrippe aux cordes, ouvre une trappe, et glisse plus bas. Toujours plus bas. C’est ici que mon pe?re m’amenait, enfant, quand le devoir le poussait loin de notre cite?. Je suivais Maleek des jours durant, sur les falaises, face au grand Lybe?rian, pour ramasser des ?ufs de tripte?res. Maleek, il n’y avait pas homme plus paisible que toi dans tout Almenarc’h.
Je gagne un chemin de planches porte? par une ligne de pontons ae?riens, et frappe a? la dernie?re porte des lieux. Un vif chagrin me serre soudain la gorge. Inna, comment t’annoncer si triste nouvelle ?
— Inna ?
Une rafale m’envoie un revers de cape dans le visage, et emporte ma voix vers le grand large. Je frappe encore. — Inna !
De la lumie?re filtre sous les panneaux, accompagne?e des bruits d’un pas trai?nant. Une voix inquie?te me re?pond.
et...
— Roch ? Mon petit ? Mais que viens-tu faire ici par ce temps,
— Qui est la? ?
— C’est moi. Roch.
La barre de fer racle le bois et quitte ses crochets. La porte s’entrouvre sur un bout de femme ride?.
Un e?clair illumine mon visage.
— Inna, tu dois e?tre forte.
Je frissonne. Guerroyer est plus facile que de faire pareille
annonce au milieu de la nuit. La vieille femme se met a? trembler.
— Ton homme est mort. Tue? par une fle?che.
Je n’ai que le temps de l’attraper avant qu’elle s’effondre.
— Maly...
— Inna, e?coute-moi, c’est tre?s important. Je dois savoir ou? il e?tait.
— Maly...
— Inna, ou? e?tait-il ?
— La Vole?e, Roch... Il e?tait parti pour la Vole?e...
— Mais que faisait-il, si loin ?
— Il devait y rester seulement trois ou quatre jours, pour... Oh ! Maly... Mais qui a pu vouloir ta mort ?
— C’est ce que je veux de?couvrir, Inna.
— Ou? est-il ? Je veux le voir !
— Inna, e?coute-moi. J’ai fait mettre son corps a? l’abri. Tu le verras demain. Tu ne peux pas sortir seule de nuit sous cette tempe?te, tu m’entends ?
— Oui... Non...
— Je dois te laisser, Inna. La cite? est en danger.
J’embrasse les mains fripe?es de la vieille femme.
— C?a ira ?
— Oui... Merci mon petit... tu es un bon garc?on. Tu as toujours e?te? un bon garc?on...
Je renverrai sa fle?che au fourbe qui a ose? mettre fin a? la vie de cet homme. Je referme la porte, la gorge e?trangle?e, et agrippe l’e?chelle de corde qui me?ne a? la passe des plateaux.
Je laisse derrie?re moi les meurtrie?res du dernier poste de garde. Les feux d’alerte disparaissent, avale?s par la pluie, tandis que ma course m’entrai?ne a? la conque?te des a?-pics. Le de?file? re?sonne, au loin, du pas cadence? de la Garde d’Airain. Mes hommes verrouillent un a? un les points ne?vralgiques de la cite?. De?fier l’Imprenable. De me?moire d’homme, aucune arme?e n’a commis la stupidite? de venir risquer ici sa pie?taille. Surtout par ces sentes taille?es dans le vif du roc ! Le monde va donc si mal pour se laisser choir a? de tels actes de de?sespoir ?
L’effort, mes muscles le refoulent sans fie?vre ni fatigue. Je ne pre?te pas plus attention aux affres de l’orage. E?trange nuit. Ma cole?re ne vaut plus rien sur ces hauts surplombs. Un sang de glace coule de?sormais dans mes veines. Rien ne me de?tournera de mon devoir.
— Moi, Grand Gardien de la cite? d’Almenarc’h, repousserai cette vermine a? la mer et a? la mort ! Par Almenburh, l’e?pe?e des Gardiens, j’en fais le serment !
Je rentre mon poing et redonne du rythme a? ma course, pendu au-dessus des premiers gouffres hurlants de l’oce?an. Mon regard s’e?chappe le long d’un rocher de?fiant seul, de son doigt pe?remptoire, le Lybe?rian : la Pointe-Couche?e. Elle me fait penser a? mon fils. Lui qui enfant e?chappait souvent a? notre vigilance pour venir contempler, depuis ce promontoire, les vols en pique? des tripte?res argente?s.
— Erkan, mais ou? es-tu, mon gars ?
Une bourrasque me jette a? terre et m’envoie rouler vers le vide. Je n’ai que le temps d’entendre claquer ma main contre la pierre. Elle y reste accroche?e, par re?flexe. Je beugle devant mon imprudence.
— Imbe?cile ! Mais tu veux donc mourir ?
Mon fils me trouble a? ce point l’esprit pour oublier qu’a? ce de?tour de falaise, au plus fort de la tempe?te, souffle un vent fou connu me?me des simples d’esprit ? Je me rele?ve, arque? contre la furie des e?le?ments, et repars a? l’assaut de ces trois mille pas de de?clivite? qui me se?parent encore de l’Aaltus. Maleek, vieux brigand, revenir en vie de la Grande Guerre, et te faire voler ta mort par la fle?che d’un mise?reux ! Je prie le ciel pour qu’Almenarc’h me?rite ton sacrifice !
*****
La nuit demeure mais l’orage s’e?vanouit dans les lointains. Je m’arre?te un instant, m’e?veillant de ma longue course, essuyant d’un revers de manche l’eau charge?e de sueur qui me bru?le les yeux. Les plateaux devraient s’e?taler ici de toutes parts, mais je ne distingue que les jeux pesants du brouillard. Inutile de chercher une arme?e la? ou? je ne distingue me?me plus mes propres pieds. Je m’adosse contre un rocher, a? l’abri du vent, et laisse venir le petit matin.Je frissonne sous la chaleur des premiers rayons du soleil. J’ouvre les yeux, en sursaut, fa?che? de mon pre?sent somme, et retrouve aussito?t mon poste d’observation. Le jour chasse les brumes re?siduelles, faisant danser au milieu des frimasses hydres sans te?te et monstres marins. Mais un mouvement affu?te soudain ma vigilance. Des formes courtaudes, e?trange?res a? ce paysage, progressent pe?niblement entre les roches. A? leurs armes le?ge?res, je pencherais pour des e?claireurs. Je glisse, de bloc en bloc, furtivement, et serre au plus pre?s cette poigne?e d’hommes. Ils sont quatre. Non, cinq. Quatre. Mais ? Ces falots ne voient donc pas les falaises ? Voila? qu’un deuxie?me bredin disparai?t sous mes yeux, avale? par le vide ! Il me faut surgir au milieu d’eux pour garder de la mort le dernier de ces malheureux ! Il vacille, sans gra?ce, au bout de mon bras, la gorge broye?e dans l’e?treinte de ma poigne de fer. Je l’approche de mon visage pour mieux le voir, et l’interroge frai?chement.
— Dis-moi, ignoble pourceau, qui me?ne ainsi ses gens a? la mort ?Je rela?che ma prise, subtilement, pour laisser le passage d’une re?ponse. Mais l’homme pre?fe?re me rendre le jus noir d’un mauvais crachat. J’ignore quelle racine puante ma?chouille ce mise?reux, mais voila? typiquement le genre de re?ponse qui m’insupporte. Je resserre vivement ma prise.
— Qui me?ne la? ces hommes ?
Cette fois, menace? d’asphyxie, l’e?claireur panique.
— Ign... Ignule de Talland’Ar, l’grand commandeur des arm... Arhhh !
Voila? une re?plique qui n’est en rien pre?fe?rable a? l’autre.
Talland’Ar, ce fide?le allie? des contreforts, viendrait ici en trai?tre ? Mais que se passe-t-il ? Je croyais que nous avions des relations de?tendues avec les territoires du nord ?
— Combien d’hommes ?
— Rha?a?a...
— Je donne l’impression d’aimer re?pe?ter mes questions ? Combien ?
— Rha?rg ! Tout c’que l’nord compte d’affame?s et de... et de...
Cette fois, je ne suis pas la cause de son ra?le. Deux pointes de fer jaillissent simultane?ment de sa poitrine, faisant fi de sa cuirasse et de ses courtes plates. Deux fle?ches puissantes qui m’arrachent un frisson d’effroi. Ces plumes pourpres et ces jeux de ligatures savantes ne sont d’usage que dans la male-contre?e. Saham serait derrie?re cette sombre maraude ? L’ennemi ve?nal aurait fait le tour de la Terre depuis ses grands me?ridions pour nous revenir par ces passes ? Ridicule ! Je brise une hampe d’un coup sec pour re?cupe?rer l’empenne.
Sifflement.
Impact.
Une troisie?me fle?che orne maintenant le dos du malheureux.
L’archer qui ajuste ainsi ses cibles dans la pe?nombre d’une brume matinale, au bruit de nos voix, me?rite toute mon attention. Le moindre cliquetis peut m’e?tre fatal. Je la?che le mort, le ce?dant par la? aux lois de la pesanteur, et me retire en silence.
Je me coule derrie?re un rebord de falaise et m’engage dans une descente effre?ne?e.