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V1-Chapitre 10 : Le sang qui ronge en silence

  Le matin s'était insinué dans la chambre sans qu'Annabelle ne le voie venir.

  Sous ses couvertures enroulées serrées autour d’elle comme un cocon, elle flottait encore, tiède et lourde de sommeil. Le soleil était déjà levé ; une lumière pale s'étalait sur les murs, effa?ant doucement les ombres de la nuit.

  Elle cligna des yeux.

  Il y avait quelque chose d'étrange.

  Un silence inhabituel pesait sur la maison, un silence épais, presque liquide, qui semblait avaler les bruits familiers du matin. Pas de craquement d’escaliers. Pas de tintements de vaisselle.

  Et cette odeur.

  Furtive d'abord, elle s'insinua dans ses narines — une odeur acre, un peu fétide, comme si quelque chose, quelque part, avait commencé à pourrir. Elle fit une grimace, froissant son nez, cherchant instinctivement d’où cela pouvait venir.

  Mais la sensation était trop dissimulée pour en trouver l'origine. Elle perfusait l'air comme un miasme diffus qui se propageait lentement, mais s?rement.

  Elle tira les couvertures à contrec?ur, comme si, en quittant son lit, elle quittait son refuge. Le plancher mordit aussit?t la plante de ses pieds d'un froid sec. Elle enfila rapidement sa veste en laine bouillie, enfila ses bas de coton et, par-dessus, ses pantoufles de laine bien épaisses. Le tout, avec des gestes rapides, maladroits.

  Du coin de l'?il, elle per?ut un mouvement par la fenêtre. Elle se tourna et vit une très mince couche blanche recouvrir le paysage, et des flocons flottant et tombant lentement vers le sol, portés par les courants d'air glacials. L'hiver venait d'arriver avec sa première neige de l'année.

  Rien d'incroyable.

  à tatons, elle poussa sa porte, l'ouvrant juste assez pour se glisser dans le long couloir.

  La maison l’accueillit dans un souffle figé, le froid envahissant l'espace.

  Elle avan?a sans bruit jusqu’à la cuisine.

  Et s'arrêta net.

  éléna était assise à la table, immobile, les mains croisées devant elle. Ses yeux, ouverts, fixaient un point invisible, loin devant. Pas de tricot, pas de mouvement, pas même un frémissement. Comme une poupée oubliée dans une maison trop grande.

  Albert était là aussi. Assis en face d’elle.

  Il leva les yeux.

  Il n'y avait pas de sourire. Seulement cette inquiétude nue, plantée dans ses pupilles comme une écharde que même lui ne semblait pas pouvoir extraire.

  Habituellement, à cette heure, sa mère fredonnait, une cuillère à la main, préparant du pain doré ou de la bouillie d’avoine. Son père, lui, devait être au bureau, penché sur ses papiers, sa plume courant sur le parchemin.

  Rien n’était à sa place.

  Annabelle resta figée dans l’embrasure de la porte.

  La perplexité grimpa doucement le long de ses bras, froide et lente.

  éléna sursauta, comme tirée d’un rêve trop profond. Elle tourna la tête vers sa fille. Son regard, un instant, sembla hésiter à la reconna?tre. Puis, mécaniquement, elle demanda :

  — Qu’est-ce que tu voudrais manger, ma chérie ?

  Sa voix glissa, vide, sans la moindre inflexion. Toute l'affection qu'elle avait pour sa propre chair, son propre sang et l'être qu'elle avait fait grandir en son sein ne semblait plus lui appartenir. Elle devenait dissociée.

  Annabelle ouvrit la bouche. Mais aucun son n’en sortit. Juste hier, elle l'avait bordée comme d'habitude et rien ne semblait pourtant anormal. Que s'était-il passé le temps d'une nuit ?

  Elle sentit seulement le regard d'Albert peser sur elle. Un regard lourd, saturé d’une inquiétude silencieuse. Comme si, d'une certaine fa?on, il savait un secret qu'il ne lui dirait visiblement pas.

  Albert détourna brusquement les yeux, comme br?lé par la simple idée de croiser son regard.

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  Il tenta de se lever, mais le mouvement resta suspendu. Ses jambes flanchèrent à peine, un balancement infime que seul un regard attentif aurait pu capter. Il s’appuya d’une main lourde sur la table, cherchant un appui plus solide que son propre corps.

  Sa peau perdit un ton, blanchissant sous la lumière pale qui s'était étirée dans la cuisine.

  Et dans ses gestes, dans son souffle qui accrochait à la gorge, Annabelle per?ut quelque chose d’étrangement fragile, une tension prête à rompre.

  Sans réfléchir, elle fit un pas précipité vers lui.

  — Papa... ?a va ? murmura-t-elle.

  Albert releva la tête.

  Son sourire jaillit trop vite, trop raide, comme un masque mal posé.

  — Oui. Tout va bien, ma grande, répondit-il d'une voix qui sonna faux, cassée aux bords.

  Avant qu’elle n’ait pu ajouter un mot, il s’éloigna, presque en fuyant, une main effleurant le mur comme pour garder son équilibre sans que cela ne se voie.

  Annabelle resta figée.

  éléna, elle, s'était aussi levée. Elle se jeta presque sur l'évier, saisissant un torchon, une casserole, n'importe quoi, avec la ferveur d'une actrice rejouant sans conviction une scène qu’elle connaissait trop bien.

  Le bruit des assiettes contre le bois brisa le silence.

  — Alors ?! répéta éléna en se tournant brusquement. Qu’est-ce que tu veux manger ?

  La voix claqua dans l’air. Un éclat sec, inattendu.

  Pas la voix douce, rieuse, de tous les matins.

  Pas la voix qui chantait, même dans les mauvais jours.

  Annabelle tressaillit à peine, un frémissement sous la peau, mais elle sentit son c?ur s’enfoncer lentement, comme tiré vers quelque chose de plus lourd que le silence lui-même. Elle était perplexe et confuse, ne sachant pas pourquoi elle était soudainement traitée ainsi, comme une inconnue dans sa maison.

  Elle baissa les yeux, incapable de répondre tout de suite.

  C'était la première fois que sa mère lui parlait ainsi.

  La première fissure, nette, irréparable.

  Annabelle rassembla tout son courage et souffla, presque inaudible :

  — Du pain... doré, peut-être ?

  Sa voix s'effila dans l'air, minuscule, comme une brindille dans le vent.

  éléna, pourtant, eut un tressaillement d'agacement.

  Ses épaules se haussèrent imperceptiblement.

  Elle claqua une assiette sur la table, trop fort pour que ce soit accidentel.

  — Du pain doré, alors, lacha-t-elle d'un ton qui portait plus de lassitude que de tendresse.

  Elle se tourna vers le fourneau, attrapant le pain d’un geste brusque, tranchant les morceaux d’une main plus vive que nécessaire. Chaque coup du couteau résonnait contre la planche comme une gifle sèche.

  Annabelle se glissa jusqu'à une chaise, s'y percha sans bruit, les jambes serrées sous la table.

  Ses doigts jouaient nerveusement avec le bord de sa veste, triturant la laine jusqu’à l’effilocher.

  — Tu n’es pas encore habillée ? fit éléna sans se retourner.

  Le ton n'était ni doux, ni véritablement faché. Juste… usé.

  — Je... je voulais dire bonjour, répondit Annabelle d'une voix fragile, comme si elle demandait pardon.

  Un soupir glissa des lèvres de sa mère, long et sans fin.

  — On n’a pas le temps pour ?a, aujourd'hui, dit-elle finalement.

  Pas le temps pour quoi ?

  Annabelle aurait voulu demander.

  Mais les mots restèrent collés dans sa gorge, lourds, trop lourds.

  Le pain doré grésillait dans la poêle, répandant une odeur de br?lé à peine perceptible, une odeur acre qui se mêlait à celle, plus ancienne, plus rance, qui avait envahi la maison.

  Albert, dans l’autre pièce, toussa faiblement.

  Un son étouffé, douloureux.

  Annabelle baissa les yeux sur la table. Les veines du bois semblaient serpenter sous ses doigts comme un réseau vivant. Plus aussi chaleureux et accueillant qu'auparavant. Un auparavant qui était juste hier.

  Albert revint de son bureau, et ils mangèrent en silence.

  Un silence tendu, à la limite du supportable, rythmé par le bruit des couverts contre les assiettes.

  Le pain doré un peu noirci craquait sous les dents, un son minuscule, disproportionné dans la pièce trop calme.

  Albert, assis en face d'Annabelle, leva soudain les yeux.

  Et cette fois, ce n'était pas le regard fuyant du matin.

  Quelque chose brillait derrière ses pupilles : une urgence douce, presque fébrile.

  — Dis-moi, Annabelle, dit-il en posant doucement sa cuillère.

  — Est-ce que tu te sens prête... à apprendre à lire ? à écrire ? à compter ?

  Sa voix était basse, chaude, presque pressée par une urgence.

  Annabelle cligna des yeux, surprise.

  Puis son visage s'éclaira, entier, comme si le soleil était revenu frapper contre la fenêtre.

  — Oui ! s'exclama-t-elle, oubliant tout le reste. Tu as enfin le temps ?

  Elle avait sauté sur les mots comme on saisit un cadeau inespéré.

  Le froid dans son ventre s'était évaporé d'un coup, remplacé par une chaleur neuve, vibrante.

  Albert sourit, et cette fois, ce fut un vrai sourire. Large, vivant, un peu tremblant.

  Il tendit la main par-dessus la table et la posa sur celle de sa fille. Sa peau était froide, un peu rêche, mais le geste était si tendre qu'Annabelle se sentit flotter.

  De l’autre c?té, éléna les observait.

  Elle ne disait rien.

  Son assiette demeurait presque intacte, la fourchette tournée à l’envers.

  Dans ses yeux, quelque chose passa — un éclat rapide, sombre, que la petite ne vit pas.

  Un tressaillement dans la machoire, une crispation des doigts sur la nappe.

  Une jalousie fine, sèche, aiguisée comme une lame oubliée dans le fond d'un tiroir.

  Elle avait tout abandonné pour cet homme.

  Pourquoi ne la regardait-il pas elle, plut?t que cette enfant exaspérante qu'elle devait faire semblant d'aimer chaque jour ?

  Elle avait rêvé d'une vie à deux, pas à trois.

  Mais Annabelle ne vit rien.

  Elle riait, son rire sautillant, effervescent, emplissant la cuisine d’une vie nouvelle.

  Et Albert riait aussi, un peu, d’un rire brisé au fond de la gorge.

  Comme un homme qui rit de peur de pleurer.

  (Merci du fond du c?ur d’être toujours là, de tourner les pages avec moi. Je sens le feu sacré de l'écriture grandir un peu plus à chaque chapitre, et votre présence me donne encore plus de motivation pour continuer. N'oubliez pas de laisser un commentaire... sinon je vous hanterai jusqu'à en voir un?!)

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