Albert laissa échapper un dernier éclat de rire, rauque et vibrant, avant de reprendre son souffle. Sa main aux doigts noueux se posa sur l’accoudoir de sa chaise en bois poli et verni, tandis qu’il se redressait lentement, les yeux encore brillants d’affection.
— Viens, Annabelle. J’aimerais te montrer quelque chose dans mon bureau.
La fillette acquies?a d’un petit mouvement de tête, mais son regard dériva malgré elle vers sa mère.
éléna ne souriait pas. Immobile, assise sous la lumière du matin filtrant par la fenêtre, elle fixait Albert, les traits figés dans une expression insondable. Ses cheveux bruns, d’ordinaire lustrés, semblaient ternes. Ses yeux noirs, éteints, scrutaient son mari avec une émotion qu’Annabelle ne parvenait pas à nommer. Une crispation furtive déforma la commissure de ses lèvres, un rictus forcé, presque involontaire.
Un doute, aussi fugace qu’un courant d’air, traversa Annabelle. Un malaise diffus, sans visage, l’effleura. Elle détourna le regard.
— Oui, papa.
Sa voix, plus aigu? qu’elle ne l’aurait voulu, résonna dans l’espace calme. Elle se leva brusquement, repoussant sa chaise dans un crissement trop fort sur le plancher ciré. Albert lui tendit la main d’un geste lent, presque rassurant. Elle la saisit aussit?t, comme pour couper court à ce frisson qui mena?ait de l’envahir.
Elle le suivit sans se retourner.
Elle ne voulait pas recroiser le regard de sa mère.
Quelque chose clochait. Elle l’avait per?u dans l’air, dans le silence, dans le geste figé d’éléna.
Mais elle n’avait pas envie de comprendre.
Pas maintenant. Peut-être demain.
Le bureau d’Albert respirait la chaleur et l’ordre. Les rayons du matin caressaient les étagères remplies de livres à la reliure patinée, et la poussière dansait en silence dans la lumière, comme autant de secrets suspendus.
Il se dirigea vers la cheminée et alluma un feu avec sa pierre à feu et son grattoir. L'étincelle embrasa la paille qu’il y avait déposée et commen?a à consumer le bois de pin avec ses craquements distinctifs. La chaleur chassa vite la froideur de l’automne qui s’était infiltrée dans la pièce.
Annabelle s’installa à la table, les jambes ne touchant pas encore le sol. Albert tira doucement un lourd volume relié de cuir et l’ouvrit devant elle. Les lettres, nettes et élégantes, s’alignaient sur les pages avec une rigueur presque intimidante.
— On commence par l’alphabet, dit-il avec un sourire.
Mais il n’eut pas besoin de répéter. à peine les premières lettres tracées du doigt, Annabelle les pronon?a à voix haute avec une justesse étonnante. Albert arqua un sourcil. Il tourna la page. Puis une autre.
Elle suivait. Vite. Trop vite.
Il posa son crayon, la regardant avec une fascination naissante. Elle avait ce regard intense, concentré, celui qu’il reconnaissait dans le miroir certains matins, quand un problème juridique passionnant occupait tout son esprit.
— Tu... tu connais déjà tout ?a? murmura-t-il, presque incrédule.
Annabelle haussa les épaules, un sourire timide aux lèvres.
— C’est facile, papa.
Un éclat de rire s’échappa de lui, cette fois plus doux, teinté d’étonnement. Il laissa retomber son dos contre le dossier de son fauteuil, les mains croisées sur son ventre. Un souffle long, comme un soulagement.
Elle comprenait. Elle comprenait vite.
— Tu vas me dépasser, souffla-t-il en secouant la tête.
Il se leva, marcha lentement jusqu’à la fenêtre, et posa ses mains sur le rebord du cadre. Son regard se perdit un instant à travers la vitre.
Annabelle. Son sang, son héritage. Cette fille-là, il en était certain, pouvait devenir notaire. Pas juste suivre ses traces, mais les redessiner, les agrandir. Il l’imaginait, adulte, dans ce même bureau. Ses livres. Sa plume. Sa rigueur. Il la voyait.
éléna saurait en prendre soin jusqu’à ce jour. Elle saurait l’aimer, la nourrir, la protéger du monde... même après son départ.
Il cligna des yeux, chassa une pensée trop lourde. Se retourna.
Annabelle l’observait toujours, curieuse, attentive.
— Tu vas faire des merveilles, ma fille.
Et cette fois, ce fut elle qui sourit, un vrai sourire, éclatant, sans ombre.
Les jours passèrent, l’un après l’autre, portés par le rythme rassurant des le?ons dans le bureau, des livres ouverts, des mots déchiffrés à haute voix, et des éclats de fierté qu’Albert laissait échapper sans retenue.
L'hiver s'installa à l'extérieur, glacial et mordant. Recouvrant le paysage de son tapis blanc.
Annabelle apprenait vite. Trop vite, peut-être. Chaque page tournée semblait rapprocher père et fille, les lier par un fil de savoir invisible et précieux. Albert rayonnait. Il n’avait jamais connu un tel bonheur domestique, une telle promesse d’avenir entre ses murs. Il lui transmettait tout, passionnément, méthodiquement, comme s’il voulait laisser derrière lui un monde entier dans l’esprit de cette petite fille à l’intelligence vive.
Mais dans ce tableau presque parfait, un coin restait froid.
éléna.
Annabelle ne lui parlait plus. Pas vraiment. Après ce fameux matin, quelque chose s’était figé. Une distance, à peine visible, mais bien réelle, s’était installée entre elles. La fillette l’évitait sans en avoir vraiment conscience, et sa mère, au début, s’effor?ait de conserver un sourire poli lorsqu’elles se croisaient dans les couloirs.
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Mais ce sourire s’étiola.
Il devint moins franc. Moins humain. Plus tendu. Plus long, parfois. Comme s’il s’attardait trop.
Les yeux d’éléna aussi changèrent. Ils suivaient les gestes d’Annabelle avec une lenteur étrange, un calme glacial, comme si elle tentait de reconna?tre quelque chose qu’elle ne parvenait plus à voir.
Albert ne remarquait rien.
Occupé, absorbé, comblé.
Il se disait qu’éléna comprenait. Qu’elle était simplement fatiguée. Que cela passerait.
Elle savait, pensait-il, à quel point c’était important pour lui. Pour eux. Leur fille grandissait. Leur fille promettait.
Alors, jour après jour, il laissa passer les regards en coin, les sourires étirés. Il laissa l’ombre s’installer, convaincu que ce n’était rien.
Et Annabelle, elle, sentait quelque chose. Quelque chose dans le silence de sa mère. Quelque chose dans sa manière de rester debout plus longtemps dans l’encadrement d’une porte, sans parler.
Quelque chose qu’elle préférait ne pas nommer.
Pas encore.
Un autre jour, la matinée était paisible, baignée d’une lumière tiède filtrant à travers les rideaux. Dans le bureau, l’odeur familière de vieux papier et d’encre fra?che enveloppait la pièce d’un calme studieux.
Albert corrigeait d’un ?il attentif les lignes qu’Annabelle tra?ait sur le parchemin, sa plume crissant doucement contre le papier. Penchée sur la table, concentrée, elle tirait la langue dans un petit geste inconscient qui lui appartenait. Il sourit.
Mais alors qu’il s’apprêtait à se redresser, un vide soudain s’ouvrit sous ses pieds. Le sol sembla se dérober à peine un instant — une seconde à paine, mais assez pour le déséquilibrer. Une pression monta dans sa poitrine. Sa respiration, d’ordinaire lente et profonde, s’accéléra brusquement. L’air refusait de remplir ses poumons comme avant.
Il recula d’un pas, la main appuyée contre le rebord de la bibliothèque. Une sueur fine perla à sa tempe. Son c?ur battait plus vite. Plus lourd.
Il se for?a à ne pas paniquer. à marcher lentement vers son bureau.
Un vertige le prit alors qu’il s’y laissait tomber. Il posa les deux mains sur le bois pour s’ancrer, ferma les yeux une seconde.
Juste un peu de fatigue. Rien d’inquiétant.
Annabelle leva les yeux de sa feuille, ses sourcils légèrement froncés.
— Papa? ?a va?
Il releva doucement la tête vers elle, lui adressa un sourire calme. Il ne voulait pas l’alarmer.
— Je suis juste fatigué, répondit-il simplement.
Puis il posa les yeux sur elle, et son sourire s’adoucit davantage. Il ne voulait pas qu’elle voie. Pas maintenant. Elle avait bien travaillé. Elle méritait sa paix.
Il se redressa dans sa chaise, prit une inspiration plus lente, plus discrète, et l’invita d’un signe de tête à poursuivre.
Elle obéit sans poser d’autre question.
Une semaine plus tard, Cela faisait déjà deux mois qu'Albert avait commencé à lui léguer son savoir. Sa fatigue et ses vertiges étaient plus nombreux et difficiles à cacher, mais il faisait de son mieux.
Albert observait Annabelle d’un ?il attentif, ses mains croisées sur son bureau. Les lettres, maintenant, ne lui posaient plus aucun problème. Elle lisait avec aisance, presque avec gourmandise, comme si chaque mot était un secret qu’elle dévorait à pleine bouche.
Alors il décida de la faire avancer.
— On va essayer autre chose aujourd’hui, dit-il en tirant un petit cahier aux coins usés. Tu sais lire, et tu apprendras à écrire plus en détail sans difficulté. Mais les chiffres... les chiffres, c’est une autre affaire.
Il sortit une ardoise, y tra?a quelques additions simples, puis des petites suites à compléter. Annabelle pencha la tête, mordilla son crayon, fron?a les sourcils.
Albert attendit, un sourire amusé aux lèvres.
— Alors? Tu vois combien ?a fait?
Elle releva les yeux, perplexe. Elle tenta une réponse, puis une autre... et à chaque fois, il corrigeait doucement.
Une heure passa.
Et la seule évidence, c’était qu’elle n’avait aucun talent pour les nombres.
Alors, il se leva prudemment et alla chercher des petits cubes en bois. Elle pourrait avoir un support visuel pour pregresser plus rapidement, car son temps était conter après tout.
Albert se massa les tempes, puis rit doucement — un rire sans moquerie, mais plein de tendresse.
— Eh bien. Ce n’est pas inné, on dirait. C’est pas grave. On va y travailler.
Il prit place à c?té d’elle, rapprochant son fauteuil. Ses petites lunettes rondes glissèrent un peu sur son nez pointu, et il les remonta d’un geste machinal. Il reprit le crayon, tra?a quelques lignes de chiffres d’une main patiente tout en alignant le bon nombre de petits cubes devant chaque chiffre.
La tempête faisait rage dehors, mais ils n'y portairent pas attention.
Albert fixait les chiffres tracés à la craie, les yeux plissés derrière ses petites lunettes rondes. L’ardoise reposait entre lui et Annabelle, leurs épaules presque jointes, et pourtant, il avait l’impression que le monde se mettait à flotter légèrement autour de lui.
Il avait toujours aimé les mathématiques. Leur rigueur, leur logique tranquille. Il se rappelait avoir passé des soirées entières à résoudre des équations comme on médite : pour retrouver le silence, la stabilité. Il voulait offrir cela à Annabelle. Une base solide.
Mais aujourd’hui, chaque symbole lui paraissait plus lourd. Comme si les chiffres eux-mêmes refusaient de rester nets sous ses yeux.
Annabelle fron?a les sourcils, hésita. Elle ne comprenait pas. Alors elle se mit à conter les cubes poser devant elle, lui permettant enfin de faire des liens entre les chiffres qui semblaient si nébuleux auparavant.
Albert soupira, mais sans colère. Ce n’était pas de sa faute. Elle apprenait bien, mais pas ?a. Pas les chiffres. Alors il décida de s’y consacrer. De mettre tout son temps sur cette faille, ce manque. Le reste, elle l’apprendrait à l’école plus tard. Mais ici, maintenant, il devait batir une base.
— Regarde bien. Si on a trois pièces ici, et qu’on en ajoute deux...
— Je sais, ?a fait cinq. La voix enfantine d'Annabelle résonna. Le regardant pour recevoir son compliment, son encouragement.
Mais il n’eut pas le temps de répondre.
Une odeur de pourriture surgit soudain — encore. Cette odeur qui le poursuivait toujours lorsqu’un vertige le prenait. Mais cette fois-ci, elle était plus forte, plus invasive.
Annabelle fron?a le nez, sans comprendre d’où venait cette senteur fétide, insaisissable, qui semblait appara?tre puis dispara?tre comme un souffle malsain.
Une sensation étrange, subtile d’abord. Une froideur intérieure, étouffante, montant dans sa gorge comme une givre lente. Puis un serrement — sec, brutal — dans la poitrine. Sa main se crispa sur le crayon. Son bras se raidit.
Il tenta d’inspirer profondément, mais l’air peinait à passer. Une impression de vertige lui coupa les jambes. Un sifflement lointain lui bourdonna dans les oreilles, comme une vibration sourde, déconnectée du réel.
Derrière lui, invisible au commun des mortel, une ombre se dessina dans le vide. Vêtue d'un tissu noir grisatre, sans visage sous la capuche, ses mains squelletique traversaire le dos d'Albert pour saisir son coeur. Se tenant derrière lui, sa tête se pencha au-dessus de son cou et un gémissement de plaisir que personne n'entendit s'échappa de l'entité. La vitalité de l'homme se faisait arracher à son corps graduellement avant qu'une onde d'énergie provenant du collier porter à son cou le repousse brutalement.
Celui-ci s'affa?a, prêt à revenir plus tard.
Et pendant une seconde — une seule seconde —, Albert crut voir l’ombre de sa main se détacher légèrement de la sienne. Elle semblait bouger avec un léger retard, comme si son corps et son reflet n’étaient plus parfaitement liés.
Annabelle les yeux toujours fixés sur lui, fut inquiète.
— Papa?
Il cligna des yeux. Le bureau était revenu à la normale. Le sifflement s’était éteint, le souffle lui était revenu, mais il transpirait froid, le dos humide sous sa chemise. Il tenta de sourire. Il le for?a même un peu.
— Rien, ma chérie. Juste... un peu raide.
Elle hocha la tête sans y croire tout à fait.
Il reposa le crayon, l’observa quelques secondes. Il voulait rester debout encore, lui montrer encore. Mais il savait.
Quelque chose en lui s’effritait.
Ce n’était pas seulement la fatigue.
C’était autre chose.
Un effacement progressif. Une corde invisible tirée depuis l’intérieur, lente, impitoyable.
La même qui, dans sa famille, avait toujours fini par rompre avant l’heure.